« Face au coronavirus, l’Afrique dispose de forces et de faiblesses »
Marius Gilbert, épidémiologiste de l’Université libre de Bruxelles, évoque pour le JDD les risques qui pèsent sur l’Afrique alors que l’épidémie de Covid-19 progresse.
L’Afrique sera-t-elle demain la prochaine zone ravagée par le Covid-19? C’est ce que semblait penser Tedros Adhanom Ghebreysus, le directeur général égyptien de l’Organisation mondiale de la Santé qui mercredi demandait au continent de « se réveiller » et de se préparer « au pire ». Pourtant, avec 417 cas et 7 morts recensés par l’Université Johns Hopkins, il semble encore relativement épargné par la pandémie.
« Il y a probablement, comme partout ailleurs, des failles dans les systèmes de détection », souligne Marius Gilbert. Cet épidémiologiste de l’Université libre de Bruxelles, coauteur le mois dernier d’une étude prospective sur le coronavirus en Afrique, évoque pour le JDD les risques qui pèsent sur le continent mais aussi les espoirs qu’il suscite.
L’Afrique doit-il effectivement « se préparer au pire »?
Oui, comme toutes les régions du monde. En fait, face à cette épidémie, elle dispose de forces et de faiblesses. La principale force, très peu évoquée, est la pyramide des âges. Il y a proportionnellement beaucoup plus de jeunes que de personnes âgées en Afrique. Or, cette maladie touche principalement des personnes âgées. On est donc à peu près sûr que cette pyramide des âges va tirer le taux de décès vers le bas. Existe aussi l’hypothèse que ce sont les populations adultes au-delà de 50 ans qui contribuent le plus à la transmission du virus. Le continent pourrait être beaucoup moins touché que d’autres régions du globe qui présentent une proportion beaucoup plus importante de personnes âgées, comme l’Europe ou l’Asie. Mais cela reste une hypothèse
Les conditions climatiques peuvent-elles aussi jouer?
C’est l’autre inconnue qui peut être déterminante quant à l’évolution de l’épidémie en Afrique subsaharienne, voire en Afrique du Nord. Pour l’instant, on ne sait pas très bien. On manque un peu de recul sur les conditions de transmission dans des endroits où le rayonnement UV et les températures sont importants. Ce qui se passe en Australie de ce point de vue-là est assez intéressant. Certes, la maladie circule aussi dans des régions tropicales comme Singapour. Mais ce cas est un peu particulier car une grande partie de la population y vit dans des espaces climatisés.
La lutte qu’une partie du continent a menée contre Ebola entre 2014 et 2016 peut-elle aider?
Bien sûr. Il y a un élément absolument clé dans la gestion des épidémies : c’est le fait que les populations suivent les recommandations officielles en matière de santé publique, ce que l’on appelle l’adoption des recommandations. Or, de ce point de vue, l’épidémie d’Ebola a eu un impact assez fort sur les pays touchés. Les gens ont pris conscience que lorsque l’on suivait les recommandations, on arrivait au bout d’une épidémie. Par ailleurs, au niveau de la préparation « matérielle » face aux épidémies, les systèmes de santé ont gagné en expérience.
Sont-ils pour autant en mesure d’affronter une crise d’ampleur?
La capacité réelle de prise en charge des malades, ne serait-ce qu’en termes de lits en soins intensifs, constitue l’un des très gros problèmes pour un grand nombre de pays africains. Si l’épidémie se propage aussi fortement que dans le reste du monde, alors il se pourrait que les capacités de réponse soient également débordées.
L’ONG Alima sonnait l’alerte ce matin en affirmant que le taux de mortalité en Afrique pourrait être de trois à cinq fois supérieur qu’ailleurs dans le monde. Cette estimation est-elle correcte?
Elle ne repose pas sur grand-chose. Il n’y a en tout cas aucune estimation publiée ou même à l’étude sur ce sujet. Je pense que ces estimations font l’hypothèse que l’on ait des taux de décès analogues à la Chine ou à l’Europe. Mais encore une fois, la pyramide des âges pourrait influer.
Comment expliquez-vous qu’il y ait aussi peu de cas détectés aujourd’hui?
Très clairement, il y a des failles dans les systèmes de détection. Une équipe canadienne a fait une estimation du nombre de cas censés circuler en Egypte comparé au nombre de personnes qui reviennent infectées de ce pays : elle a obtenu des chiffres bien plus importants que le nombre de cas recensés par les autorités. Il y a donc de la sous-détection mais il est quasiment impossible de connaître son ampleur. Par ailleurs, cette sous-détection n’est pas spécifique à l’Afrique. Il y a un autre facteur qui pourrait masquer l’effet de l’épidémie en Afrique subsaharienne : c’est l’incidence de la pneumonie. Si vous prenez une carte du monde, vous constatez que l’Afrique sub-saharienne est la région où l’incidence des pneumonies est la plus élevée au monde. L’incidence du Covid-19, qui provoque des pneumonies, peut donc être masquée par cette prévalence bien plus forte que chez nous.
L’étude que vous aviez publiée en février sur l’Afrique et le coronavirus montraient que trois pays, l’Egypte, l’Algérie et l’Afrique du Sud, seraient les principales portes d’entrée du virus sur le continent. Un mois plus tard, les chiffres le confirment-ils? Si oui, pourquoi?
Nous avions identifié ces trois pays, et dans une moindre mesure le Maroc, comme des portes d’entrée sur la base de leur connectivité à la Chine via le transport aérien. Aujourd’hui, on constate que ce sont effectivement ces pays qui comptent le plus grand nombre de cas. Ceci peut être lié à cette introduction de départ du virus en provenance de Chine mais aussi au fait que ces pays ont par ailleurs une plus grande connectivité, via le transport aérien, avec l’international.
Quels sont les pays les plus à risques?
Dans notre étude, nous avions identifié le Nigeria, l’Ethiopie ou le Kenya, comme des Etats à risques si la transmission s’établissait. Dans ces pays, la vulnérabilité est significative avec des populations très importantes et un risque d’introduction du Covid-19 relativement important.
Le manque d’accès à l’eau peut-elle est un facteur de développement de la maladie?
Si les gens n’ont pas accès à l’eau potable, c’est qu’ils ont un problème bien plus grave que le coronavirus… Mais effectivement, la prévention contre la transmission du coronavirus passe par l’hygiène. L’eau elle-même n’a pas d’effet sur le virus mais le savon en a, puisqu’il dégrade la membrane lipidique du virus. La faible disponibilité en savon dans ces pays pourrait constituer un problème.
Le confinement, pourtant essentiel, n’est-il pas inenvisageable dans les grandes mégalopoles surpeuplées, comme Lagos ou Kinshasa?
Absolument. Si le virus est aussi dangereux que dans d’autres pays et que cette dangerosité n’est pas modérée par la pyramide des âges, alors cela peut être assez catastrophique pour des régions où les densités de population sont très élevées et le confinement reste difficile.
Source:https://www.lejdd.fr/