Exode des médecins au Maghreb: les systèmes de santé sont exsangues
L’exode des médecins marocains, tunisiens et algériens en France et ailleurs dans le monde affaiblit des systèmes de santé déjà délaissés au fil des ans. Une situation qui rend difficile la mobilisation face à l’épidémie de coronavirus.
« Nous avons un vrai déficit d’anesthésistes réanimateurs », s’inquiète Slim Ben Salah, chirurgien pédiatrique et président du Conseil national de l’ordre des médecins tunisiens (Cnom). D’après les calculs de son organisation, 900 médecins ont quitté la Tunisie en 2019, et ils étaient déjà autant l’année précédente. « Ce phénomène est monté en puissance depuis plusieurs années, les jeunes généralistes diplômés deviennent chômeurs, alors ils partent, de même que ceux qui veulent se spécialiser, vont en France, ou depuis peu en Allemagne », explique Slim Ben Salah.
Et encore, avec 16 000 médecins pour 11 millions d’habitants, soit 1,4 médecin pour 1 000 habitants, la Tunisie est, selon lui, le pays le mieux loti du Maghreb. Mais c’est en tenant compte d’un secteur privé florissant, loin d’être accessible à toutes les bourses. D’autant moins que « nombre de pathologies ne sont pas couvertes par la couverture santé », déplore Slim Ben Salah.
« Le Maghreb est désuni, il n’est uni que face à l’adversité »
Le Maroc est, lui, le plus mal doté de la région avec 0,7 médecin pour 1 000 habitants. Il fait partie des pays pointés par l’Organisation mondiale de la santé pour son insuffisance critique d’offre de soin et ses « profondes inégalités géographiques et socio-économiques » : l’OMS recommande un minimum de 2,3 médecins pour 1 000 habitants, la moyenne mondiale était de 1,5 en 2015 (3,2 en France).
« Le Maghreb est désuni, il n’est uni que face à l’adversité », soupire l’économiste marocain Najib Akesbi. Non seulement le Maroc ne forme pas assez de médecins – 1 900 par an contre un objectif affiché de 3 300 -, mais « on forme des médecins pour l’export, ajoute l’économiste. Les bas salaires, le manque de matériel et d’infrastructure, etc., toutes les conditions sont réunies pour l’exode. Et les départs s’accélèrent ».
« Toute l’élite se fait soigner en France »
La traversée de la Méditerranée est également prisée par les malades de choix, qu’il s’agisse du roi Mohammed VI, de l’ancien président algérien Bouteflika ou encore tout récemment du général major algérien Abdelhamid Ghriss, hospitalisé en cardiologie à Genève. « Mais c’est toute l’élite qui se fait soigner en France ou en Europe », ajoute Najib Akesbi. « On a construit l’hôpital militaire d’Aïn Naadja afin d’en faire un Val-de-Grâce version algérienne pour que finalement nos dignitaires prennent l’avion pour Paris au moindre bobo », peste Salah, néphrologue à Msila, à 240 km au sud d’Alger.
Les élus et les élites entretiennent ainsi un désintérêt chronique pour les enjeux de santé publique nationaux. Même si Najib Akesbi se dit « agréablement surpris par les mesures prises très tôt par le Maroc face à la pandémie de Covid-19 », qu’il s’agisse du confinement, de la réquisition des stocks de chloroquine et de masques, de la production subventionnée de masques – dont le port est obligatoire depuis mardi 7 avril -, de la réquisition de l’armée et de la création d’un fond spécial pour la gestion de la pandémie qui a levé l’équivalent de trois milliards d’euros de dons. « C’est bien la démonstration que la question financière n’était pas le cœur du problème », relève-t-il. Pour l’heure, le pays comptabilise 83 décès dus au coronavirus (22 en Tunisie et 173 en Algérie).
La course à l’armement
« Avec la crise du Covid-19, les gens prennent conscience de l’énorme faute d’avoir négligé le secteur de la santé, et les responsabilités sont, en la matière, accablantes », juge-t-il néanmoins. Le refus par tous les députés marocains, sauf deux, de voter en faveur de l’amendement à la loi de finances 2020, déposé par ces deux députés de la gauche démocratique pour augmenter le budget de la santé et de l’éducation, tourne en boucle sur les réseaux sociaux. Alors que les élus ont voté dans le même temps une hausse de 30 % des dépenses militaires.
Alger et Rabat, les frères ennemis du Maghreb, se livrent en l’occurrence une véritable course à l’armement. L’Algérie concentre à elle seule le quart du budget d’armement du continent. Et le hirak qui a fait tomber le président Bouteflika il y a un an, n’a en rien infléchi la donne. À nouveau, l’armée a raflé la mise en s’octroyant 25 % du budget 2020. La santé dispose, elle, de 8,3 % du budget. C’est loin encore du 12 % recommandé par l’OMS. C’est certes mieux que le 7,1 % tunisien ou le 5 % marocain. Mais c’est sans compter l’inefficacité du système, la bureaucratie, la corruption, les inégalités territoriales, etc.
« Chaque jour apporte son lot de faits marquant la déliquescence toujours plus profonde de notre système de santé », dénonçait le quotidien El Watan, avant la pandémie, le 19 janvier dernier. « Dans l’établissement où j’exerce depuis presque deux ans, nous avons deux réanimateurs, sans bloc, ni salle de réveil, ni service, ni drogues. Ils traînent à longueur de journée les mains dans les poches », témoigne encore Salah qui peste contre l’argent dépensé pour la Grande Mosquée d’Alger (1,4 milliard d’euros).
Selon elle, avec cette manne, cinq grands hôpitaux auraient pu être construits. « La crise sanitaire a mis à nu les défaillances du système de santé », estime aussi Kamel Bouzid, président de la Société algérienne d’oncologie médicale, dans un entretien accordé au site algérien TSA. Ce qu’a reconnu le premier ministre Abdelaziz Djerad, en promettant de corriger les lacunes « à l’avenir en construisant un système de santé fort ».
Source:https://www.la-croix.com/