Près de 50 000 médecins, venus d’Afrique ou du Moyen-Orient, pratiquent leur art dans l’hexagone
Journaliste et rédacteur en chef d’Afrique-Asie, Majed Nehmé consacre une tribune aux médecins africains et maghrébins qui se battent au même titre que leurs confrères français contre la pandémie du coronavirus. la pandémie révèle le rôle capital joué dans cette «guerre» par les médecins, soignants et chercheurs issus du monde arabe et de l’Afrique sub-saharienne.
Bien sûr ces praticiens essentiels étaient là avant l’arrivée du virus, mais jusqu’ici l’administration de la Santé refusait de les compter comme de vrais acteurs. Pour être souvent considéré comme des suppléants, des vacataires, des intérimaires non indispensables : pour preuve, ils sont très mal payés, soumis à des statuts précaires et à une fin de contrat qui peut tomber sans prévenir. Voilà donc un démenti silencieux, et des plus digne qui vient clore les propagateurs d’un mythe d’une «invasion étrangère» venue nous sucer le sang.
Le premier médecin tombé dans ce combat s’appelle Jean-Jacques Razafindranazy. Il était originaire de Madagascar et à 67 ans, alors en retraite, il n’a pas hésité, dans l’Oise au cœur du foyer d’infection, à se porter volontaire pour grossir les troupes au front. Sa mort émut toute la France. Depuis, dans l’ensemble de l’Hexagone, on ne fait plus le compte de ces soignants nés hors de France et infectés par le Covid. Pour la seule région parisienne le nombre de professionnels de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris contaminés depuis le début de l’épidémie s’élevait, fin mars, à 1 200 personnes. Parmi ces professionnels la proportion de médecins, d’infirmiers et d’ambulanciers originaires du Maghreb, du Moyen-Orient et de l’Afrique sub-saharienne est énorme – difficile d’en savoir plus puisque les statistiques ethniques sont interdites en France (à juste titre).
Près de 50 000 médecins, venus d’Afrique ou du Moyen-Orient, pratiquent leur art dans l’hexagone
Pour analyser le poids sans cesse croissant de ces professionnels arabo-africains dans la santé en France, il faut donc procéder par recoupements. Les statistiques sur le nombre de médecins et de soignants titulaires d’un diplôme «non français ou européen» peuvent constituer une première source. L’autre moyen d’en savoir plus étant de s’enquérir auprès des nombreuses associations professionnelles regroupant des médecins selon leur nationalité d’origine (Algérie, Tunisie, Maroc, Liban, Syrie, Sénégal…). Ces groupes confraternels publient souvent le nombre de leurs adhérents. Dans cette pratique, les associations médicales algériennes sont les plus nombreuses, comme l’ Association des Médecins Algériens en France, et l’Association des Médecins d’Origine Algérienne de France. Elles deux revendiquent plus de 15 000 praticiens, contre 10 000 pour les associations marocaines, dont Médecins Marocains en France, et autant de médecins tunisiens soit 7 000 à 10 000 praticiens. Enfin l’Association Médicale Franco-Libanaise compte près de 2 000 adhérents, même si elle est loin de représenter l’ensemble de la communauté médicale libanaise installée en France qui, de source diplomatique, estime à 7 000 ses disciples d’Hippocrate. Sur le même mode de calcul les médecins syriens exerçant en France sont au nombre de 7 000. Et de plus en plus, le système de santé français bénéficie de l’arrivée massive d’Africains sub-sahariens, venus notamment du Sénégal, du Mali, du Bénin, du Burkina Faso, du Congo, mais aussi de l’ensemble des pays francophones du continent.
Cette difficile recherche indique que près de 50 000 médecins, venus d’Afrique ou du Moyen-Orient, pratiquent leur art dans l’hexagone. Mais, réalité de l’immigré qui en toutes circonstances doit se montrer invisible, les chiffres officiels sont loin de refléter la réalité. Selon le site Profil médecin, spécialisé dans le recrutement de médecins et de travailleurs de la santé, «un médecin sur quatre inscrit à l’Ordre des médecins est né à l’étranger». Mais, là encore, le compte n’y est pas puisqu’une bonne proportion des médecins étrangers n’est pas inscrite à l’Ordre des médecins. Non pas que ces praticiens refusent l’adhésion mais plus couramment, celle-ci leur est refusée pour des questions administratives. Par tradition l’Ordre des Médecins est une institution conservatrice qui protège ses intérêts et son pouvoir, plutôt que donner priorité à la santé en France. Ainsi, par des tracasseries d’homologation, des médecins bien diplômés hors frontières ne peuvent en France pleinement revendiquer leur titre. Mais les hôpitaux publics, les cliniques privées les emploient quand même comme médecins. Mais au rabais. C’est-à-dire mal payés, corvéables et jetables à tout moment. Une exploitation professionnellement injustifiable, d’autant que la France, en 2018, manquait de 20 000 praticiens. Un statut de soignants de seconde zone qui sur le plan économique est parfaitement en accord avec les injonctions lancées à l’hôpital, depuis le plan Bachelot qui donna le coup d’envoi à une santé devant devenir un commerce et une industrie, jusqu’à aujourd’hui.
On paye très mal de bons soignants tout en faisant des économies : c’est du gagnant-gagnant ! Les médecins étrangers ont, eux, droit à un double matraquage. Pour ces dossiers d’homologation, l’ubuesque complexité de la législation française explique cette criante injustice et les médias français regardent ailleurs ou, pire, stigmatisent volontiers les professionnels de santé, comme un certain Yves Calvi, animateur de télévision, déclarant en direct : «j’en ai un peu assez de la pleurniche des hôpitaux». Et lors des nombreuses manifestations pour la défense des professions de santé, chacun a pu voir les images de ces «sauveurs» d’aujourd’hui, frappés et gazés par les CRS et gendarmes. Les médecins étrangers ont, eux, droit à un double matraquage, celui des Forces de «l’ordre» et celui des lois françaises qui régissent le métier. Selon le site Profil Médecin, l’appellation «médecins étrangers» recouvre, plusieurs réalités statuaires : «Français ayant obtenus leur diplôme à l’étranger et exerçant en France, médecins étrangers ayant obtenu leur diplôme en France et y poursuivant leur carrière ou encore, médecins nés à l’étranger mais ayant effectué leurs études et exerçant depuis lors en France.» Si cet incompréhensible inventaire est possible c’est que le lobby médical installé, que l’Ordre des médecins veillent à la porte du sérail. C’est sous sa pression et celle des nombreux élus qui sont députés et médecins, que la France, en mai 1980, va établir une monstruosité humaine et scientifique : le numerus clausus. Pour faire en sorte que les revenus des médecins restent importants, le gouvernement de Giscard d’Estaing a l’idée d’en limiter le nombre. Et cette situation criminelle perdurant, les hôpitaux ont fait appel à des talents étrangers, non diplômés en France, donc échappant au numerusclausus. Un dispositif aménagé avec le temps mais qui préside toujours dans les esprits des facs de médecine. Certes, une loi récente de 2019 a prévu que ces médecins, pharmaciens, dentistes et sages-femmes pourraient voir leur situation régularisée, «sous certaines conditions». Aujourd’hui, une pétition a été lancée pour que ceux qui luttent contre le Covid-19 soient automatiquement régularisés. Mais on est encore loin du compte. Pendant le confinement, une des chaines de télévision a eu l’heureuse idée de rediffuser Hippocrate, un film sorti en 2014 qui établit, d’une façon romancée et dramatique, un excellent diagnostic des maux de l’hôpital. Et qui place au centre, dans un éclairage intelligent et émouvant, le statut précaire des médecins étrangers livrés à l’arbitraire et l’injustice. Lors de sa visite à l’Institut hospitalo-universitaire Méditerranée Infection de Marseille, dirigé par le controversé professeur Didier Raoult, Emmanuel Macron a eu la surprise de découvrir travaillant-là une armée de jeunes chercheurs issus du monde arabe et de l’Afrique. Aux dizaines de chercheurs en virologie et épidémiologie qu’il a croisées, le chef de l’Etat a demandé : «Vous êtes de quels pays ?». «Burkinabés, Sénégalais, Tunisiens, Maliens, Marocains, Algériens et Libanais…» ont-ils répondu. Et Emmanuel Macron s’est fendu d’un laconique : «Merci de participer à l’effort collectif.» Cette formule de politesse aura-t-elle un lendemain ? Qui serait, pour ceux qui le souhaitent, la possibilité d’obtenir la nationalité française et, de toutes façons, la reconnaissance pleine et entière de leurs diplômes et compétences… Puisque le président français apprécie la métaphore combattante, on peut lui rappeler que pour d’autres combattants de véritables guerres, 1914-1918 ou 1939-1945, la reconnaissance envers les soldats venus d’Afrique, les fameux tirailleurs et autre chair à canon, est encore en cours ! Dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre, rendue publique le 5 avril, treize éminents médecins français – dont trois d’origine algérienne – demandent l’intégration des médecins titulaires d’un diplôme étranger. Ces soignants, écrivent-ils, sont parmi ceux qui «s’engagent avec abnégation dans les postes les plus exposés, aux urgences et dans les services de réanimation». Et qui contribuent au maintien du «fonctionnement du service hospitalier dans la bourrasque et sauvent des vies dans des conditions difficiles matériellement, mais aussi périlleuses pour eux-mêmes». Mais le revers de la médaille de cette success story est affligeant. Et ce sont les pays du Sud qui en payent le prix. C’est le cas de la Tunisie qui, jour après jour, assiste impuissante et cela depuis 2011, à un exode massif de ses médecins dont la formation a été pourtant financée par le contribuable tunisien. C’est aussi le cas de la plupart des pays du Sud qui se voient vidés de leurs praticiens partis en Europe combattre l’impéritie et le désert médical générés par le libéralisme sauvage.
Source:https://francais.rt.com/