Docteur Noureddine Bouzouaya : “Bien gérer l’épidémie pour mieux s’en sortir”

“Distingué”, “surprenant”, “imprévisible”. Nombreux sont les qualificatifs qui ont été attribués au Coronavirus, responsable de la maladie, COVID-19. Depuis son apparition en décembre 2019 en Chine, la maladie a eu raison de plus de 183 000 personnes dans le monde selon les derniers chiffres de l’Université de médecine de Johns Hopkins. Le nombre total de contaminations, pour sa part, a dépassé 2 639 200. En Tunisie, la situation, pour l’heure, est plutôt maîtrisée. Notre pays est-il prêt à faire face à ce virus malgré des moyens parfois modestes ? Qu’en est-il du traitement? La chloroquine est-elle la seule piste à emprunter ? Et qu’en est-il de la santé numérique ? Quel aurait été son apport pour la gestion de cette crise ? Autant de questions qui ont été abordées avec Docteur Noureddine Bouzouaya, Professeur à la Faculté de Médecine de Tunis, Chef du service des maladies infectieuses à l’Institut national Mohamed Kassab d’orthopédie et président du Comité scientifique du forum international de Réalités de la santé numérique. Interview.

Tout d’abord, quand on évoque le COVID-19, de quoi parle-t-on au juste ?

Le virus responsable de l’infection au Coronavirus, appelée COVID-19, est le SRAS-CoV-2. Il appartient à la famille des coronavirus. C’est un organisme sphérique enveloppé de 60 à 220 nm de diamètre. Il est très contagieux, potentiellement mortel et dévastateur à l’échelle communautaire. La situation que vit, depuis quatre mois, l’humanité témoigne de cet aspect quand on compte le nombre de sujets infectés et celui des décès. Il s’agit, aussi, à mon avis, d’une pandémie de panique de masse.

Alors que des rumeurs relatives à un complot biologique ont récemment circulé, les scientifiques ont découvert, en comparant les données disponibles sur la séquence du génome pour les souches de Coronavirus connues, que le SRAS-CoV-2 provient d’une sélection naturelle. Il n’est donc pas le produit de manipulations génétiques. Ce virus mute comme tous ses congénères, mais plus lentement, à raison d’environ deux mutations par mois. Il existe, à ce jour, trois souches mutantes connues, notion qu’il est difficile d’affirmer avec certitude. Ainsi, si un vaccin est mis au point, il ne sera pas soumis à l’obligation d’une modification annuelle pour s’adapter à la souche circulante. La transmission, pour sa part, se fait par le biais des portes d’entrée du virus : le contact des yeux, le nez, la bouche, avec des mains contaminées ou bien par inhalation de gouttelettes/sécrétions d’un malade quand il tousse ou éternue. Concernant sa survie, les études préliminaires tendent à montrer qu’il peut persister sur les surfaces de quelques heures à plusieurs jours. Toutefois, il faut noter qu’un virus ne peut survivre au-delà de 3 jours dans un milieu inerte parce qu’il a toujours besoin d’une cellule pour pouvoir se répliquer.

Comment établir le diagnostic ?

Le diagnostic est d’abord évoqué sur une symptomatologie clinique évocatrice pas toujours présente. Il existe deux types de tests pour diagnostiquer et dépister l’infection par le SRAS-CoV-2. Le premier type se base sur la détection de l’antigène viral en recherchant l’ARN du virus avec un écouvillon 

sur un prélèvement naso-pharyngé ou parfois dans les crachats ou les sécrétions broncho-alvéolaires. Le second type de test, dit rapide, consiste à rechercher ou bien l’antigène du virus ou alors il mesure les réponses des anticorps au virus (IgM et IgG) dans le sérum sanguin. La présence d’anticorps spécifiques au Coronavirus chez une personne est une bonne preuve qu’elle a été infectée. Cependant, l’organisme ne commence à produire ces anticorps que 8 à 15 jours après. En dépit de ces limites, ce test constitue un outil important qui pourrait aider dans le suivi et la riposte à la pandémie. Le dépistage sérologique est en effet le seul moyen d’établir de manière fiable, a posteriori, la proportion de la population qui a été infectée par le virus, mais avec un certain retard. C’est pourquoi ce dépistage devra être instauré assez rapidement en Tunisie. 

Existe-t-il des traitements efficaces face au COVID-19 ?

Il n’existe pas encore de traitements spécifiques avérés du COVID-19. 

En dehors du traitement des symptômes (fièvre, toux, problèmes respiratoires avec recours à la ventilation mécanique en cas de besoin), rien ne prouve de manière scientifiquement établie, que les médicaments actuels permettent de prévenir ou de guérir la maladie. Des espoirs ont été placés sur de nombreuses molécules utilisées seules ou en associations, à l’instar de l’hydroxychloroquine, de l’azithromycine, de quelques antiviraux (développés contre le SRAS-Cov 2002 ou MERS-CoV 2012 ou contre d’autres virus).Toutes ces molécules sont en phase d’essais cliniques comme la ribavirine, le lopinavir-ritonavir, le remdesivir, le favipiravir, l’ivermectine, la colchicine, etc. La mise au point d’un vaccin, dans le cas où les nombreuses recherches aboutiraient, mettra de 12 à 18 mois pour être au point.

Face au COVID-19, les autorités tunisiennes ont-elles pris les mesures nécessaires ? Quelles sont les priorités ?

Face au COVID-19, le ministère tunisien de la Santé a pris les devants avant d’autres pays bien ancrés dans l’anticipation. De fait, il a prescrit des consignes aux voyageurs tunisiens en Chine dans un premier temps. Ensuite, les autorités ont instauré le contrôle sanitaire aux frontières dès le 1er février 2020. Depuis, tout le système de santé tunisien est en état d’alerte et il a commencé à se préparer et à s’équiper en kits de diagnostic RT-PCR. Récemment, il s’est doté d’une grande quantité de tests rapides qui ne tarderont pas à venir. Des hôpitaux entiers à l’instar de l’hôpital A. Mami de l’Ariana et des services, en particulier de réanimation, ont été dédiés en totalité à la prise en charge de malades COVID-19+.

Depuis le 11 mars 2020, le ministère de la Santé a classé les zones à risque. La Tunisie est désormais au stade 3 de l’épidémie puisque la circulation du virus est devenue intense avec des transmissions horizontales. Le non-respect du confinement, décidé depuis le 2 avril 2020, est l’une des causes de cette situation.

Cette anticipation a permis de ralentir la propagation du virus, et ce, malgré quelques tergiversations au début. La stratégie adoptée est évolutive et elle reste à géométrie variable en fonction de l’évolution des données factuelles du nombre de cas positifs, de décès, d’hospitalisations, etc. La priorité, aujourd’hui, est d’appliquer le confinement général, d’élargir le dépistage ciblé, de multiplier les tests de traçage des cas contacts, d’isoler les cas COVID-19+, et de prendre en charge les malades en services de réanimation avec un nouveau schéma thérapeutique codifié.

Dans ce cas, nous avons une chance de remporter cette guerre ?

Je reste optimiste quant à son issue finale. Ce sera, certes, au prix de quelques vies, peut-être un peu plus qu’avec une autre maladie infectieuse épidémique. Néanmoins, personne ne peut prédire avec précision la date de sa fin, peut-être en juillet-Aout. Toutefois, cette victoire ne signifie pas que l’on aura arrêté la circulation du virus. D’ici là, nous aurons, au moins, pris conscience de l’importance et de la valeur de notre système national de santé publique, de l’intérêt de mettre des moyens humains et matériels en même temps qu’une meilleure gouvernance dans ce secteur pour le réformer et le renforcer. Il faut, aussi, reconsidérer le système de santé comme un investissement et non comme une dépense, tout en respectant les professionnels de la santé, négligés et parfois même agressés. 

Puisque vous parlez de guerre, je dirais que pour la gagner la Tunisie est en train de s’équiper. L’arrivée très prochaine des tests dits rapides (antigène et antigène/anticorps), de kits RT-PCR, l’importation d’équipements de protection individuelle et la production locale de masques dits grand public ou alternatifs, constituent un virage pour la stratégie actuelle. Un dépistage élargi et ciblé a aussi démarré afin de mieux connaître le visage de notre épidémie.

Le déconfinement, dans l’état actuel des choses, est-il envisageable ?

A ce stade de l’épidémie, je préfère parler encore de confinement allégé que de déconfinement. Actuellement, nous n’avons pas de médicaments efficaces ni de vaccin. La seule façon pour  contrer cette épidémie est le confinement. Le déconfinement constituera une décision à la fois difficile et compliquée à prendre. Il sera dicté, surtout, par des raisons économiques et sociales, tout en veillant à préserver les vies humaines. Il doit donc être progressif, ciblé et encadré par d’autres mesures comme la mise à la disposition de tous d’un masque à porter en public, le testing élargi, le tracing, la protection des personnes par les mesures barrières, l’isolement et la désinfection des espaces publics.

Qu’en est-il des possibles traitements du COVID-19, notamment la chloroquine ?

Pour l’heure, aucun médicament ou candidat vaccin n’a été efficace pour traiter ou prévenir le COVID-19 et le syndrome respiratoire aigu sévère dû au SRAS-CoV-2. Plusieurs organisations internationales l’ont souligné, telles que l’OMS, les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) et la Food and Drug Administration (FDA) des États-Unis.

L’association de l’hydroxychloroquine (ou de la chloroquine) avec un antibiotique, l’azithromycine, ou bien avec l’interféron béta ou le remdesivir, a fait couler beaucoup d’encre ces derniers temps. Ces schémas thérapeutiques ont pour indication les patients âgés ou les patients atteints de pathologies sous-jacentes et présentant des symptômes graves, surtout respiratoires. Au départ, la chloroquine, molécule découverte depuis 1949, conçue pour le paludisme et son dérivé (hydroxychloroquine), étaient destinées au traitement de maladies auto-immunes (lupus, polyarthrite rhumatoïde…). Ce médicament doit être prescrit sous contrôle médical en raison de ses effets indésirables, en particulier, cardiaques, mais surtout pas en préventif comme le font à tort certains citoyens.

Le Chef du gouvernement a affirmé, dans sa dernière interview, que nous attendons encore l’AMM avant de l’administrer à des patients en Tunisie. Où en sommes-nous?

L’intérêt des autorités tunisiennes pour ce traitement s’est manifesté avant la validation scientifique de sa prescription. L’INEAS – Instance nationale de l’évaluation et de l’accréditation en santé – a publié un guide de prescription dans lequel elle a noté que la chloroquine ne peut être administrée qu’après la signature d’un consentement éclairé du patient puisque la molécule ne possède pas d’AMM dans le traitement du COVID-19. Le ministère de la santé a réglementé sa prescription en ville en n’autorisant que quelques spécialités à la prescrire. Il faut souligner que cette molécule n’a pas d’action préventive sur l’infection au SARS-CoV-2. Elle ne peut être administrée que sous contrôle médical strict car sa toxicité est indiscutable. De ce fait, cela incite à la très grande prudence concernant son usage compassionnel selon les experts. Pour avoir une AMM dans cette indication, il faut absolument effectuer des essais cliniques. En attendant, l’usage continuera à rester compassionnel, faisant valoir l’éthique et la déontologie du thérapeute sur l’éthique de la recherche. En fait, le SARS-CoV-2 ne cesse de nous dérouter. En effet, les dernières recherches et l’échec du traitement du SRAS par la ventilation artificielle ont permis de découvrir que ce virus possède un tropisme vasculaire et qu’il est thrombogène, provoquant des micro-thromboses. Il s’attaque aux cellules endothéliales, causant ainsi une vascularite touchant essentiellement les poumons, mais aussi d’autres organes (rein, foie cœur, cerveau, etc.). Ceci a amené à adapter l’attitude thérapeutique en limitant la ventilation mécanique classique et en prescrivant un traitement anticoagulant à titre préventif ou curatif, en fonction de la situation clinique et en association avec les traitements cités ci-dessus.

Face au COVID-19, en quoi la santé numérique et les nouvelles technologies pourraient-elles nous être utiles ?

La pandémie pourrait être une opportunité pour développer les techniques de nanotechnologie, d’informatique et des sciences cognitives pour contribuer à freiner la propagation de la maladie. Des technologies permettent aujourd’hui de mesurer la température à distance. Dans le cadre du tracking, des drones ont été utilisés pour tracer les mouvements des habitants, mesurer la température et analyser les mouvements de la population afin de localiser les personnes à risque. Des applications numériques comme le code QR sur les téléphones mobiles, peuvent aider à contrôler l’accès aux lieux publics et déterminer les personnes qui ont été approchées par un sujet COVID-19+.

Comment peut-on profiter de l’intelligence artificielle à titre d’exemple ?

Les experts de la robotique et de l’intelligence artificielle en Tunisie ont réussi à fabriquer des robots, dont le PGuard qui a aidé à faire respecter le confinement dans certains quartiers de Tunis. D’autres robots sont en cours de développement dont la mission, en temps d’épidémie, sera de trier des patients à l’entrée d’une structure de santé. Cela passe par la détection de la fièvre et en donnant même un score permettant de savoir s’il s’agit d’un cas possible du COVID-19. Ainsi, nous pourrons diminuer le risque de transmission du virus et même d’autres agents pathogènes. D’autre part, le développement d’outils d’aide au diagnostic à travers le traitement d’images tomodensitométriques thoraciques, pourrait contribuer à affiner et aider à déceler des signaux précurseurs d’un syndrome de détresse respiratoire aiguë consécutive à une infection au SRAS-CoV-2. Ces outils viennent compléter les techniques d’e-santé, m-santé, télémédecine, télédiagnostic, téléconsultation, télé-évaluation, téléassistance, télérégulation, téléprésence, télésurveillance des personnes en isolement, etc. J’en profite, ici, pour rappeler la nécessité de publier les décrets d’application du texte relatif à l’exercice de la télémédecine en Tunisie. Par ailleurs, des chercheurs du monde entier ont mis en ligne un «manifeste» soulignant l’utilité des données téléphoniques en temps d’épidémie pour «alerter», «lutter», «contrôler» ou «modéliser». Ce type d’applications est en mesure de connaître les fréquentations de cette personne en détectant les téléphones à proximité sans forcément accéder aux données personnelles. Je dois rappeler que toutes ces techniques doivent répondre à une exigence, celle de respecter les données personnelles ; l’Instance nationale de protection des données personnelles est là pour cela.

En Tunisie, des initiatives ont-elles été prises dans ce sens?

On assiste à l’occasion de cette épidémie à un foisonnement de projets tunisiens dans ce domaine. En effet, il y a la plateforme développée par l’Association des recherches scientifiques et de l’innovation en informatique. Il s’agit d’un questionnaire basé sur les symptômes du coronavirus. Cela permet de constituer une base de données. Il y a, l’application numérique Stopcorona.gov.tn qui permet d’évaluer la situation clinique et le risque pour les citoyens. Il y a aussi le CoronaBot, conçu pour conseiller, orienter et mettre, éventuellement, les internautes en contact avec des médecins volontaires. D’autres travaux de recherche IA / Statistiques sont en cours pour modéliser l’évolution de l’épidémie en Tunisie. Toujours pour rester dans la santé numérique, le Facebook, les applications Messenger, WhatsApp, et autres ont contribué à alléger le poids psychologique du confinement et un tant soit peu les séparations physiques. Sans oublier l’enseignement virtuel  par visioconférence et le développement du télétravail.

Pour finir, que pouvez-vous nous dire au sujet de cette guerre contre le COVID-19 ?

Je suis de ceux qui sont fortement convaincus qu’au plan médical, la communauté scientifique, tôt ou tard, sera en mesure de vaincre ce virus par des médicaments efficaces et un vaccin. Je l’affirme, non pas par une foi aveugle, mais parce que j’ai cette forte conviction que ce virus ne peut pas être supérieur à l’intelligence et à l’instinct de survie des humains. Tout, et absolument tout dans la gestion de cette crise, me fait penser à ce principe sacro-saint que j’ai appris lors de mon passage à la tête de la Technopole Sidi Thabet, et appris à nos startupeurs : quand l’horizon est instable, rangez votre plan d’affaires pluriannuel, et faites-vous des minis plans d’affaires, avec des horizons plus courts et «naviguez à vue» pour adapter et vous adapter. L’objectif aujourd’hui, c’est de bien gérer cette épidémie pour en sortir avec les moindres dégâts possibles sanitaires mais aussi économiques et sociaux. Pour cela, un pilotage à vue prenant en considération les enseignements tirés des expériences en matière de gestion sanitaire de la crise dans les autres pays, s’avère nécessaire tout en s’engageant à renforcer la résilience du système de santé tunisien.

Propos recueillis par Mohamed Fakhri Khlissa

Source Magazine Réalités

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